L’injuste universalité
7 February 2020 0 By Débat Retraites[CHRONIQUE ÉDITORIALE] « Institution d’un système universel de retraite » : tel est l’intitulé exact du projet de loi soumis au Parlement. Un intitulé qui sent bon la justice sociale et le progrès partagé. Un intitulé qui relève surtout d’une forme de manipulation sémantique qui mérite d’être dénoncée avec force.
Sous couvert d’universalité, le Gouvernement distille habilement depuis de longs mois l’idée que cette réforme serait vecteur d’une plus grande égalité. Non seulement il n’en est rien, mais ce projet n’aura pour effet qu’un accroissement sans précédent des inégalités.
Pendant 2 ans, le Gouvernement a d’abord brandi l’épouvantail des régimes spéciaux. Il a ainsi alimenté l’opinion selon laquelle ces régimes étaient la source de tous les maux, des privilèges à éteindre, comme si leur disparition produirait mécaniquement une plus grande égalité de tous devant les droits à retraite.
Le Président de la République lui-même, lors d’un déplacement à Rodez le 3 octobre 2019, s’est employé à faire croire qu’il supprimerait totalement les régimes spéciaux et lançait : « si je commence à dire on garde un régime spécial pour l’un, ça va tomber comme des dominos, on me dira, vous le faites pour les policiers, vous le faites pour les gendarmes et après, pourquoi pas pour les infirmiers et les infirmières. » Or, depuis le début des négociations, au moins 8 régimes spéciaux ont reçu confirmation de leur maintien, à commencer par les policiers et les gendarmes, en passant par les contrôleurs aériens.
Et les traitements d’exception semblent devoir se multiplier puisque les transporteurs routiers, les marins-pêcheurs ou les pilotes de ligne ont obtenu des dérogations bienveillantes sur l’âge de départ à la retraite.
La réalité, c’est que l’annonce de la disparition des régimes spéciaux a permis de construire une antienne et d’habiller le projet à venir d’un voile d’universalité. C’est en brandissant la fin des régimes spéciaux qu’il est devenu possible de promouvoir l’universalité comme un gage de progrès et de justice.
Mais le Conseil d’Etat ne s’y est pas trompé. Il énonce ainsi dans son avis que « le projet de loi ne crée pas un régime universel de retraite qui serait caractérisé, comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique. » Si le système des points s’applique à tous, le Conseil d’Etat rappelle que 5 régimes subsistent au sein desquels des règles dérogatoires à celles du système dit « universel », sont définies, de même que sont maintenues plusieurs caisses distinctes qui ont pour mission de servir les prestations.
Convenons cependant que le principe du point est universel et que par ce moyen, on élargit à tous le nouveau dispositif.
Pour autant, dès lors qu’on élargit à tous un système injuste, il n’y a plus d’universalité qui vaille. Le principe d’universalité donne à chaque individu, quelle que soit sa situation, l’accès à une protection. Mais l’article 22 de la déclaration universelle des Droits de l’Homme apporte un précieux complément, en cela qu’elle fait du droit à la sécurité sociale une condition indispensable de la dignité.
Et c’est bien là que se trouve la très grande supercherie du Gouvernement. La réforme proposée fait fi d’une longue histoire sociale française, guidée par la préoccupation de justice sociale et de dignité humaine. Précisément, prétendre qu’il est juste d’appliquer les mêmes règles à tous en matière de droits à la retraite, est une immense ineptie dès lors que ces règles ne corrigent aucune des injustices de la vie. Ce projet de réforme ignore presque totalement cet enjeu majeur qui consiste à offrir des conditions de vie dignes à celle ou celui qui atteint le seuil de son existence.
Les exemples qui en attestent dans le Projet de Loi sont légion. La méconnaissance de la pénibilité de certains métiers qui pèse pourtant directement sur l’espérance de vie, les dispositions plus défavorables aux femmes qu’aux hommes, les employés plus impactés que les cadres supérieurs et qui seront les grands perdants cette réforme, les enseignants sacrifiés, les professions telles que celle d’avocat étrillées par les nouvelles dispositions, l’âge d’équilibre qui évolue et pénalise plus fortement les ouvriers, etc, etc.
Rien dans ce projet de loi ne vient apporter une pierre supplémentaire à l’édifice des conquêtes sociales. Le système prétendument universel de retraite que le Gouvernement défend ne corrige aucune des inégalités de vie et l’habillage sémantique de son nom de baptême n’y changera rien.